La culture du provisoire

Le regretté professeur Ferdinand Ngoma Ngambu, éminent sociologue à la verve cicéronienne, avait cette formule pour qualifier son pays : « Le Zaïre, c’est soit du provisoirement définitif, soit du définitivement provisoire ». Depuis sa disparition, l’image du Zaïre, débaptisé « République démocratique du Congo », n’a guère changé. La culture du provisoire s’est même davantage généralisée, voire popularisée, comme on l’entend par-ci par-là, à travers le pays profond : « Faisons d’abord ceci, le reste on verra bien plus tard ». Bien plus tard car, c’est connu de tous les Congolais, demain est un autre jour ! Lobi mpe mokolo…

Qu’est-ce qui se cache derrière cette pratique qui consiste à reporter à plus tard ce que l’on peut faire hic et nunc, à refuser d’assumer ses responsabilités et les conséquences, bonnes ou mauvaises, de celles-ci ? À laisser à d’autres les patates chaudes, les épines, pour se réserver les roses et les dividendes faciles, mais sans lendemain ? C’est le déficit manifeste d’une vision et du courage politiques, au profit d’une gestion à vue des affaires publiques par une race d’individus, opportunistes à souhait, sans convictions.

La culture du provisoire, c’est entre autres le mal qui gangrène notre  Fonction publique. Nulle part ailleurs on n’a vu une administration infestée d’intérimaires comme la nôtre ! La « Fonction publique des intérimaires ». J’ai déjà entendu cette expression dans la bouche de beaucoup de Congolais. Très souvent, c’est pour s’étonner ou, plutôt, se plaindre de la situation délicate de nombreux cadres de notre administration exerçant des fonctions de responsabilité sans être titularisés. En principe, c’est-à-dire conformément aux prescrits des statuts régissant agents et fonctionnaires de l’État, l’intérim ne peut durer indéfiniment. Au-delà de trois mois, en effet, la titularisation devrait normalement se faire automatiquement. Normalement…

Il y a des intérimaires permanents, mais l’on trouve également de nombreux titulaires sans fonction, sans affectation, ou, plutôt, en attendant d’en avoir une. Aux calendes congolaises, probablement. C’est que, dans notre culture d’administration publique, le grade et la fonction ne vont presque jamais de pair. « Fonction eleki grade ! », entend-on souvent dire. Un poste modeste, mais qui vous apporte des avantages, serait de loin préférable à un strapontin pour galonnés, mais dont vous ne retirez que des honneurs.

Alors que dans d’autres pays (en République voisine du Congo, par exemple) les promotions aux grades supérieurs, tous corps de métiers confondus, se font sur concours, au prorata des fonctions à exercer disponibles, chez nous l’ascension verticale se fait inexorablement en termes de grades. Je connais un universitaire américain d’origine congolaise, c’est-à-dire de chez nous, qui vient de prendre sa retraite dans l’US Army. Carrière exemplaire, état des services remarquable, mais c’est avec le grade de lieutenant-colonel (ce qui n’est pas peu) qu’il est sorti. S’il avait exercé avec la même exemplarité au sein de nos forces armées, il aurait eu beaucoup de chance, à raison d’une promotion tous les trois ans, d’être retraité au grade de général de corps d’armée…

Autre particularité des agents et fonctionnaires congolais, c’est leur curieuse situation familiale : ils sont tous… célibataires ! En attendant des jours meilleurs ( ?), l’État, leur employeur, ignore conjoints et progénitures sur leurs bulletins de paie. C’est évidemment une situation provisoire, comme tant d’autres : des cartes d’électeurs tenant provisoirement lieu de cartes d’identité ; des cas de glissement entre une mandature expirée et une nouvelle dont la tenue reste incertaine, tels nos sénateurs, etc.

Si vous faites le compte de toutes les situations en rade en RDC, des dossiers importants en attente, des questions d’intérêt national dont l’examen est reporté sine die, ou pour lesquelles seulement des solutions provisoires ont été proposées, vous devriez admettre l’existence d’une véritable culture du provisoire chez les Congolais.

J’ai évoqué tantôt la question de la retraite. Il va de soi que tant que l’après-retraite demeurera incertaine, elle ne pourra tenter personne. Alors, pourquoi ne pas statuer judicieusement là-dessus une bonne fois pour toutes ? On éviterait des palabres inutiles et douloureuses. Comme celle qui oppose la sentinelle de mon voisin, qui, pendant la journée travaille provisoirement comme fonctionnaire, à son directeur-chef de service intérimaire. Papa André ne veut pas aller à la retraite, malgré son âge fort avancé et le nombre d’années qu’il a eu à servir aux Affaires sociales, où il prestait déjà du temps de la ministre Sophie Kanza. La semaine passée, il a menacé de pires châtiments divins et autres maltraitances diaboliques son directeur-chef de service qui lui a notifié pour la énième fois sa mise à la retraite : « Le service public est-il devenu ta propriété privée et celle des gens de ta tribu ? Si tu n’arrêtes pas de m’importuner, je vais te jeter un mauvais sort « ( Mosala ya Leta ekomi ya yo na bandeko bayo ? Nakobwakela yo mbasu soki olingi kotika mitungisi myayo te !!! )